Dictionnaire Œconomique,

de Noël CHOMEL

 

Auteure scientifique : Isabelle Turcan : Professeur des Universités à la Faculté des Lettres, Université de Lorraine, Campus de Nancy (UMR ATILF)
Ingénierie d'étude : Viviane Berthelier (UMR ATILF)
Développement informatique : Jean-Yves Kerveillant (UMR ATILF), Jessika Perignon (UMR ATILF)

1. Le contexte de la genèse de ce dictionnaire


1. 1. 1. L’économie domestique à la fin du XVIIe siècle en France


Il importe de ne pas se méprendre sur le sens de l’adjectif oeconomique qui n’avait pas encore le sens moderne de nos sociétés marchandes et capitalistes, mais était proche de son étymologie grecque, gestion (nomos) du domaine familial, l’oikos, si l’on se souvient du traité de Xénophon, « L’Economique : Traité d’administration domestique »1; en témoigne Antoine Furetière, dans son Dictionnaire universel[…] publié grâce aux soins de Pierre Bayle deux ans après sa mort en 1690, qui donne les définitions suivantes pour les mots oeconomat et oeconome :


« OECONOMAT. subst. masc. Regie, gouvernement de biens. Cette Abbaye est en regie, en oeconomat, il n'y a point de titulaire. Un tel s'est enrichi dans l'oecenomat qu'il a eu long-temps de cet Evesché. Ces oeconomats prennent leur origine de ce qu'il y avoit autrefois des Ecclesiastiques commis dans les Cathedrales pour recevoir tout le revenu de l'Eglise, tant celuy de l'Evesque que du Chapitre. »

« OECONOME. subst. masc. Celuy qui est preposé pour regir & mesnager un bien ecclesiastique vacant, ou ceux d'une Communauté. Le Roy nomme des oeconomes aux Eveschez & Abbayes, lors que la Regale est ouverte, ou que l'Abbaye est vacante. Il y a aussi dans les Hospitaux & Communautez des Oeconomes qui ont soin d'en faire la despense, & particulierement celle de bouche. »

« OECONOME. adj. masc. & fem. signifie aussi, Prudent, mesnager, qui sçait regler ses affaires, sa despense, l'administration de son bien. Cet homme est bon oeconome, il ne laisse rien perdre ni dissiper chez luy. »


Les détails formulés dans la page de titre du Dictionnaire Oeconomique […] de N. Chomel, dans la première édition de Lyon 1709 offrent d’ailleurs à eux seuls une autre forme de définition, qui témoigne d’une grande ouverture, d’une nette évolution du sens de l’adjectif oeconomique non plus restreint au domaine des biens ecclésiastiques, mais concernant bien la gestion de toutes les activités d’une maison, d’un domaine.



1. 1. 2. L’intitulé fourni et détaillé du dictionnaire (exemplaire BML 22 6572 ) :


Rappelons avant tout le rôle de la page de titre de tout ouvrage sous l’Ancien Régime, en particulier de tout dictionnaire : destinée à faire office de publicité, la page de titre a pour fonction de mettre en valeur la richesse des contenus de l’ouvrage considéré (NB. Nous utilisons le signe / pour marquer tout alinéa et donner une idée de la mise en page):

« DICTIONNAIRE / OECONOMIQUE, / CONTENANT / DIVERS MOYENS / D’AUGMENTER ET CONSERVER / SON BIEN, ET MÊME SA SANTE’. / AVEC PLUSIEURS REMEDES ASSUREZ ET EPROUVEZ / pour un tres-grand nombre de Maladies, & beaucoup de beaux Secrets pour parvenir / à une longue & heureuse vieillesse. / Quantité de Moyens pour élever, nourrir, guerir, & faire profiter toutes sortes d’Animaux / Domestiques, comme / Brebis, Moutons, Bœufs, Chevaux, Mulets, Poules, / Abeilles & / Vers à Soye.

Differens Filets pour la Pêche & la Chasse de toutes sortes de Poissons, Oiseaux / & Animaux, &c. / Une infinité de Secrets découverts dans le Jardinage, la Botanique, l’Agriculture, / les Terres, les Vignes, les / Arbres ; comme aussi la connoissance des Plantes des Pais Etrangers, & leurs qualitez spécifiques, &c. / Les Moyens de tirer tout l’avantage des Fabriques de Savon, d’Amidon ; filler le Cotton, & faire à peu de frais / des Pierreries artificielles, fort ressemblantes aux naturelles ; / Peindre en Mignature sans sçavoir le dessein, & / travailler les Bayettes ou Etoffes établies nouvellement en ce Royaume, pour l’Usage de ce Païs, & pour / l’Espagne, &c. / Les Moyens dont se servent les Marchands pour faire de gros établissemens ; Ceux par lesquels les Anglois & les Hollandois se sont / enrichis, en trafiquant des Chevaux, des Chévres, & des Brebis, &c. / Tout ce que doivent faire les Artisans, Jardiniers, Vignerons, Marchands, Negocians, Banquiers, Commissionnaires, Magistrats, / Officiers de Justice, Gentils-hommes, & autres d’une qualité & d’un emploi plus relevé, pour s’enrichir, &c. / Chacun se pourra convaincre de toutes ces veritez, en cherchant ce qui lui peut convenir, chaque chose étant rangée par ordre Alphabeti- / que comme les autres dictionnaires. »


Ainsi, à la lecture d’un tel intitulé de dictionnaire, on vérifie aisément que, dès le début du XVIIIe siècle, on est bien déjà en présence d’un texte de nature encyclopédique, quoique délimité, en apparence du moins, au domaine de l’économie domestique ; nous verrons combien la vaste envergure des contenus de ce dictionnaire est à l’image des activités de la campagne et de l’artisanat sous l’Ancien Régime, mais pas seulement de celles des petites classes de la société, contrairement à ce qu’affiche l’auteur, soucieux de se donner comme objectif prioritaire l’aide aux pauvres gens. De même, nous verrons qu’une bonne partie des contenus va au-delà de l’économie domestique pour toucher aux règles de la vie communautaire, au domaine religieux et à la « gestion des ressources humaines », pour utiliser la formule consacrée de nos jours.



1. 2. L’auteur et ses objectifs


Quand on considère le nombre d’ecclésiastiques ayant rédigé des dictionnaires au XVIIe siècle, on ne sera guère surpris par le statut social de l’auteur du Dictionnaire Oeconomique […] figurant parmi les informations de la page de titre de la première édition de Lyon, 1709 :


« Par Mr. NOEL CHOMEL, Prêtre, Curé de la Paroisse de Saint Vincent de la Ville de Lyon… Imprimé aux dépens de l’Auteur, & se vend A LYON, chez PIERRE THENED, Imprimeur-Libraire, à la Grand’-ruë de l’Hôpital, / à l’Enseigne de Saint Roch. »



1. 2. 1. Eléments de biographie


C’est d’abord grâce au long texte intitulé « Avertissement des Libraires » en position de paratexte que nous disposons d’éléments concernant la biographie du Père Chomel.

Noël Chomel, connu comme simple curé d’une paroisse lyonnaise, a œuvré pour les pauvres et les déshérités : né dans une famille lui ayant permis de faire des études au séminaire S. Sulpice à Paris où il fut ordonné prêtre, il occupa comme première fonction professionnelle celle d’ « administrateur des biens » du séminaire d’Avron près de Vincennes où il eut la chance de devenir le disciple de Jean-Baptiste de La Quintinie, agronome et jardinier jouissant d’une belle réputation : passionné d’arboriculture, La Quintinie occupa à partir de 1673 le poste d’« Intendant des jardins à fruits » de Louis XIV, puis en 1677 celui de « Directeur des jardins fruitiers et potagers de toutes les demeures royales ». C’est lui qui créa entre 1678 et 1683 le fameux verger de Versailles3 . On mesure alors quel privilège ce fut pour Noël Chomel que d’être formé par La Quintinie !

Le souci constant de N. Chomel d’être utile à son prochain l’a conduit à créer d’abord une institution pour accueillir les jeunes filles abandonnées ou déshérités, « servantes hors de condition », « tireuses de cordes », ouvrières du monde de la soierie ; puis il « contribue à la création du Bon Pasteur, établissement voué au relèvement des filles »4. Il est aussi le père d’une des premières maisons de retraite pour prêtres, une maison pour vieux prêtres devenus « inhabiles ». Le fait d’avoir occupé la fonction d’économe à l’Hôtel Dieu, le grand hôpital de Lyon où avait exercé François Rabelais, lui a permis d’approcher le monde des médecins et de la pharmacopée et de compléter les connaissances qu’il avait déjà acquises auprès de La Quintinie sur l’usage des plantes et les modalités de leur préparation.



1. 2. 2. Le public visé pour le Dictionnaire


C’est fort de la diversité de ses expériences, que N. Chomel a commencé à préparer puis à rédiger son dictionnaire pour un public que l’on peut répartir en trois catégories :
- les religieux qui « ont soin de la direction des âmes » et plus largement les communautés religieuses qui contribuent à nourrir les populations démunies,
- les chefs de famille entendons, sans doute, les « gentilshommes campagnards » propriétaires de terres à cultiver,
- les pauvres : mais quels pauvres, si l’on considère la très faible proportion de personnes ayant appris à lire sous l’Ancien Régime ?

Le fait est que dans un contexte socio-culturel où les pauvres n’avaient pas accès à l’apprentissage de la lecture, a fortiori à l’acquisition d’un ouvrage aussi imposant matériellement que pouvait l’être un dictionnaire, qui plus est imprimé deux volumes dans le format de prestige propre aux dictionnaires, le format in folio, on est conduit à comprendre qu’il s’agissait des pauvres des campagnes dépendant d’une paroisse, donc d’un curé, d’un domaine régi par des religieux ou d’un maître ayant eu la bonté d’âme de se procurer le Dictionnaire Oeconomique […] pour en faire profiter une communauté la plus large possible. En témoignent les documents relatifs à la genèse du dictionnaire dont la première strate a existé sous forme de lettres.



1. 3. Les recueils de lettres familières (BML 335664)


Le fonds ancien de la bibliothèque municipale de Lyon a conservé un beau corpus d’éditions de lettres familières d’un curé à d’autres, regroupées sous forme de recueils. On connaît le genre littéraire des lettres familières ne serait-ce qu’en pensant à celles Cicéron Ad familiares. La lettre constitue à la fois un moyen personnel de communiquer avec un ami et un genre d’écriture littéraire méritant d’être diffusé à un nombre plus important de lecteurs dépassant le seul cercle des amis proches.



1. 3. 1. Les différents recueils de lettres familières attribuées au père Chomel : 1693


La bibliothèque municipale de Lyon possède plusieurs exemplaires de lettres réunies en recueils, dont le

« RECUEIL DE PLUSIEURS LETTRES FAMILIÈRES D’UN CURÉ’ ADDRESSÉES À D’AUTRES CURÉ’S contenant diverses Pratiques pour sanctifier les Paroisses. Ouvrage tres-utile à Mrs les Pasteurs, Confesseurs, & autres qui ont soin de la direction des Ames : Necessaire aux Chefs de Famille : Et profitable au soulagement des Pauvres. », ouvrage conservé à la BML de Lyon sous la cote 335 664, avec la date de 1693, édition donnée « chez Jean-Baptiste de VILLE, ruë Mercière, à la Science et Jean CERTE, ruë Merciere à la Trinité. / M. DC. XCIII. Avec Privilege du Roy. »5

A considérer les différentes éditions et rééditions de ces recueils de lettres, on en mesure le succès auprès d’un public dépassant certainement le milieu des ecclésiastiques.



1. 3. 2. L’intérêt d’une lettre particulière datée de 1703 (BML 358215)


Nous pouvons désormais souligner l’intérêt historique particulier d’une lettre datée de 1703 où est annoncée la publication du futur Dictionnaire Oeconomique, ce qui nous invite à mettre en parallèle les indications figurant sur le « Privilège du Roi ».


1. 3. 2. 1.


« LETTRE D’UN CURE A UN AUTRE […] 4 pages in 12, lettre signée « Vôtre tres-humble & obeïssant serviteur, CHOMEL, Curé de S. Vincent de Lyon. » A Lyon, ce 12 Mars 1703. »

La lecture de cette lettre imprimée en très petits caractères permet d’effectuer trois séries de remarques :
1 - de constater qu’elle est une réponse à une lettre demandant au père Chomel s’il était vrai qu’une nouvelle édition de ses lettres avait été donnée et quel en était le contenu ;
2 - de vérifier, par son contenu qui offre une sorte de table des matières du recueil imprimé en 1693, qu’elle renvoie au recueil des précédentes lettres ayant pour thèmes des sujets que l’on retrouvera textuellement repris dans des chapitres du Dictionnaire Oeconomique […] ;
3 - de constater que référence est faite, à partir de la p. 3, à une édition beaucoup plus riche que celle du recueil de 1693 avec de nombreuses lettres supplémentaires, allant au nombre de 25, les Lettres 24 et 25 étant consacrées à la subsistance matérielle des pauvres.


1. 3. 2. 2.


On relèvera surtout, au bas de la troisième page, la précision suivante qui nous offre véritablement l’annonce de la publication du Dictionnaire Oeconomique […] :

« On trouvera dans la suite beaucoup de moyens pour supléer au necessaire des pauvres Curez, qui ne peuvent pas subsister avec leur Pension congruë, dans le Dictionnaire Economique, ou moyen pour augmenter & conserver son bien, qui doit être in folio, comme Furetiere. Il est vray qu’il ne paroitra pas de / quelques années, car il faut beaucoup de tems ; pour que le Docteur, qui sera nommé par Mr le Chancelier le puisse lire, pour donner son Aprobation, pour ensuite obtenir le Privilege, & il faut aussi beaucoup de tems pour l’Impression ; cependant ceux qui ne voudront pas attendre … pourront s’adresser à la Superieure des Filles de la Communauté de saint Vincent, à qui on a fait le don du Manuscrit dudit Livre, pour que le profit, qui pourra venir contribue à la Reception de quelques Filles d’honneur dans ladite Communauté, qui ne peuvent être Religieuse, n’ayant pas de quoy & qui veulent vivre dans le Celibat le reste de leur vie on pourra convenir avec ladite Superieure de ce qu’elle exigera pour Communiquer les Secrets, & moyens, dont on aura besoin, en cas, qu’ils soyent trouvés bons.…
Voilà Monsieur, ce que vous souhaites de moy. Ce Recueil se trouve à la Cure de S. Vincent, ou chez le Sr Jean VIRET, ruë Merciere au coin de la ruë Ferrandiere, il se vend 15 sols.
Je vous prie de communiquer la presente dans vôtre congregation à Messieurs nos Confreres… »



1. 4. Conclusion : le contexte lexicographique


Grâce à ces documents, on peut considérer que l’idée du Dictionnaire Oeconomique […] a progressivement germé dans l’esprit du père Chomel au cours de sa vie lyonnaise, probablement pendant la décennie des années 1690-1700, curieusement en une période féconde dans l’histoire des dictionnaires de langue française, pour s’imposer au tout début du siècle dans un genre encore inexploré par les savants auteurs de dictionnaires.

Ainsi, faut-il rappeler

- qu’en 1685 un autre lyonnais, juriste, César de Rochefort, avait fait paraître un dictionnaire, son Dictionnaire Général et Curieux contenant des eloquens discours sur les mots les plus usitez en la langue françoise ;

- qu’en 1688 l’abbé Antoine Furetière laissait à sa mort son Dictionnaire Universel de la langue française, ouvrage qui connaîtra le succès dès l’édition qu’en a donnée Pierre Bayle en 1690 ;

- qu’en 1694 paraissent les deux monuments lexicographiques parisiens, la seconde édition du Dictionnaire Etymologique ou Origines de la Langue Françoise de l’abbé Gilles Ménage, la première édition du Dictionnaire de l’Académie Françoise, sans négliger une réédition toute politique du Furetière … ;

- qu’en 1701 paraît la seconde édition du Furetière revue par le protestant Henri Basnage de Bauval, édition qui bénéficiera d’un autre tirage comportant des modifications en 1702 ;

- que c’est en mars de cette même année 1701 qu’est annoncée par la voix du périodique jésuite, les Mémoires de Trévoux (première livraison de janvier-février-mars 1701, Avis), la parution du futur Dictionnaire Universel français et latin dit de Trévoux.

Concernant la genèse de l’ouvrage du Père Chomel, il est alors bien difficile de croire au hasard, même relatif, dans un tel contexte historique où, selon la formule de P. Bayle, « le monde est dans le fort de sa passion pour les dictionnaires », ce dont témoigne encore la parution effective en 1704 de la première édition du Dictionnaire Universel françois & latin … dit de Trévoux, puis en 1709 celle du Dictionnaire Oeconomique […] de Chomel, édition qui sera suivie d’un Supplément publié l’année de la mort de son auteur, en 1712.



1 Né en Attique (445-355 avant J. C.), Xénophon fut un grand général de l’armée grecque et rédigea, outre l’Anabase récit militaire de la retraite des Dix-mille dont il avait eu le commandement, un traité d’éducation guerrière, la Cyropédie ; il fit oeuvre d’historien et de moraliste et son Economique connut un grand succès.

2 Nos références à la première édition de Lyon 1709 correspondront toujours à l’édition consultée à la bibliothèque municipale de Lyon, sous cette cote : BML 22 657.

3 Après avoir publié en 1673 un Abrégé de la Culture des arbres nains, La Quintinie a travaillé à un ouvrage qu’il laissa manuscrit à sa mort en 1688, Instructions pour les Jardins fruitiers et potagers, avec un Traité des Orangers, suivi de quelques réflexions sur l’agriculture que son fils publia post mortem en 1690.

4 Cf. J. P. Gutton, 1985, s.v. Chomel.

5 Les Approbations sont datées de juillet 1693 ; le Privilège est daté de janvier 1693, et le registré du 22 janvier 1693.



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